Lesskov, Grégory Mikhaïlovitch | Undefined

2032
Appartement des Veronej – Las Vegas

« Anya, est-ce que tu le savais ? gronda le jeune homme.
- Grég..
- Est-ce que tu le savais ? coupa-t-il sèchement. »

Quand elle baissa les yeux, Grégory fût navré de comprendre par là que sa réponse était positive. En réalité, il n’était pas seulement déçu, mais plutôt anéanti par cette nouvelle à la fois inopinée et injuste. Il y avait bien des choses en lesquelles il ne croyait plus, et bien d’autres encore en lesquelles il ne voulait pas croire ; la première d’entre elle était bien évidemment que sa meilleure amie fût la fille de l’homme ayant fait assassiné ses parents trois ans auparavant, en manigançant ce méfait sous le couvert d’un « accident de voiture ». C’était à la fois la lame la plus brûlante qui ait touché sa peau, et en même temps la plus douloureuse qui l’ait blessé de par le regret de l’avoir lui-même forgée. Il avait toujours eu confiance en Anya parce qu’elle avait su prendre une part de sa peine en lui donnant la force d’avance au fur et à mesure. Et maintenant qu’il se sentait bafoué et même trahi, il déraisonnait de se savoir aussi sot, et même naïf. Cela avait été d’une grande ignorance de sa part de penser que ses amis les plus proches l’étaient pour de bonnes raisons, et non pas par mensonges ou simplement non-dits. Grégory dissimulait également par là toute la culpabilité qu’il avait de s’être laissé tromper ; il était plus facile pour lui de condamner Anya que de tout assumer seul.

« Mon père et moi ne sommes pas pareils, reprit doucement la jeune fille. Je ne suis pas responsable de ce qui est arrivé à tes parents…
- Mais tu le savais, Anya ! Tu le savais ! »

Anastasia était la fille unique d’Artur Veronej, promoteur immobilier officiellement, et membre influent de la Mafia Rouge officieusement. Grégory avait donc considéré cet homme avec un grand respect, lui-même ayant été recueilli il y a trois ans à peine – après la mort de ses parents – par la famille Yukovski l’ayant initié aux codes et aux pratiques du milieu. Artur Veronej lui était toujours apparu comme quelqu’un doué d’honneur et digne de confiance. En outre, il avait cru s’attirer les faveurs de cet homme de pouvoir jusqu’à fréquenter intimement sa propre fille. Il avait été difficile pour Grégory de comprendre que ce qu’il avait cru acquérir était en fait une façon pour le mafieux d’avoir la conscience tranquille, après avoir fait assassiner ses parents. La tromperie avait écœuré le jeune Lesskov si profondément qu’il en avait réprimé tout le chagrin jusque là accumuler. Le pire avait sans doute été d’apprendre pourquoi ses parents avaient été assassinés, et surtout qu’Anya l’avait pratiquement toujours su. En trois ans d’une longue amitié, elle n’avait jamais avoué quoi que ce soit ayant attrait à cette disparition en sachant tout le mal que ces décès lui causaient. Il la défiait de se trouver des excuses. Cependant, même quand il tourna les talons pour quitter la pièce, elle le rattrapa par le poignet, jusqu’à le contraindre à croiser son regard.

« Tu m’en aurais voulu, Greg’... tu me l’aurais fait payer pour lui ! attaqua-t-elle devant le silence buté du jeune homme. J’ai été là pour toi ! J’ai toujours été là pour toi, plaida-t-elle, plus triste qu’en colère.
- Mais maintenant, tu sais ce qu’il va advenir de nous, Anya, répondit-il doucement. Mes parents ont été tués pour venger Artur Veronej de mon père biologique.
- Ton père a tué ma mère !
- Et donc le tien a tué la mienne… »

Avec un dégoût non dissimulé, Grégory se défit de la prise de la jeune femme d’un mouvement sec. Cette vendetta ne semblait prendre de sens que dès lors qu’un tel ressentiment était marqué au fer rouge par la rancune et ensuite par la vengeance. Lorsque Artur Veronej était venu lui avouer cela avec tout l’aplomb insolent hors d’usage, il lui avait également fait comprendre que ce règlement de comptes ne comprenait aucun écart de générations ; bientôt, Grégory ressentirait lui aussi le besoin de se venger, et il chercherait à le tuer en retour, alors Anya voudrait se venger de lui, et ne pouvant attaquer son père, elle s’en prendrait directement à Grégory. Il lui avait été insupportable de croire que cela arriverait, mais le père d’Anya avait été assez malin pour préciser comme Anya savait déjà tout de cette histoire. Alors qu’il s’en allait en direction de la porte, Grégory crut bon de préciser à sa nouvelle meilleure ennemie comme, en effet, lui aussi ressentait le besoin de se venger :

« Ton père avait raison, Anastasia… Si tu ne me tues pas, je te tuerai sûrement. »

2036
Lieu inconnu

« Ton nom !
- Grégory Mikhaïlovitch Lesskov. »

Plus impassible et inflexible que jamais, Grégory encaissa une nouvelle gifle d’une violence fulgurante sans broncher. Bien qu’il ait les yeux bandés, il savait très exactement quand et comment le coup tomberait, notamment grâce à la manière dont son agresseur fendait l’air sans aucune discrétion. Il avait fort bien compris que c’était intentionnel, mais cela ne changeait rien à l’effet. Ce n’était pas la réponse qu’on attendait de lui, il le savait, et c’était la raison pour laquelle il s’entêtait sur ce chemin. De toute façon, il ne pensait guère pouvoir « améliorer » sa situation en parlant. Il savait les questions qui suivraient celles-ci, et il ne voulait guère faillir, surtout pas devant ce genre de formalités. Si les Yukovski lui avaient donné quelque chose, c’était sans conteste le sens de l’honneur et celui du silence. En conjuguant les deux, n’importe lequel de ses assaillants aurait toutes les peines du monde à obtenir la moindre vérité de lui aussi facile pût-elle être à dire.

« Ton véritable nom, perçut-il comme un sifflement rauque, effleurant ses narines d’une odeur reconnaissable entre toutes, celle de la vodka.
- Grégory Mik…
- Ferme-la ! Ton père se nomme-t-il Sergei Petroïvski ? Attention aux mensonges, avertit le sifflement, serrant très certainement les dents.
- Il s’appelait Mikhaïl Lesskov, il est décédé en 2029, assassiné ainsi que son épouse par Art… »

La gifle fût cette fois-ci ci violente qu’il se retrouva face contre terre. On ne le laissa pas reprendre ses esprits en le traînant ni plus ni moins sur le sol, sur une dizaine de mètres (du moins, Grégory jugea ainsi cette distance). Tandis qu’il se préparait à de nouveaux coups en escomptant encore et toujours ne pas perdre connaissance, deux pairs de mains l’empoignèrent afin de le mettre à genoux, appuyant sur sa nuque jusqu’à ce qu’il eut l’apparence de quelqu’un se prosternant. Il savait fort bien à quoi était destinée cette position, mais il demeurait l’homme de la situation tant qu’il ne fléchissait pas de son propre joug. Il entendit vaguement les mots « père », « rendu coupable », « paieras » et « pour lui », mais son esprit divaguait étrangement désormais. Sa tête avait dû heurter le sol si violemment qu’il dût prendre quelques nouvelles minutes pour reprendre :

« Je ne vois pas de qui vous voulez parler, déclara-t-il naturellement, reculant légèrement en sentant une main se lever.
- Il sait de qui il s’agit, trancha une tiers voix que Grégory aurait pu reconnaître entre mille.
- Anya…
- Laissez-nous, ajouta-t-elle à l’adresse d’autres que le jeune Lesskov ne pouvait voir, et donc guère compter. »

L’atmosphère s’alourdit sensiblement tandis que les pas et les grognements de mécontentement retentissaient pour enfin s’évanouir sans plus de cérémonies. Quand le bruit d’une porte raisonna alentours, Grégory sut qu’ils étaient seuls. Sans savoir s’il avait plaisir à savoir qu’Anya était là, il se sentait cependant plus fort que jamais. Même s’il se doutait qu’elle était derrière cet interrogatoire musclé, il ne savait comment l’expliquer mais il était grandement satisfait. Cela ne voulait pas dire qu’il était en sécurité, loin s’en faut, mais Anya ne l’avait pas quitté une seule seconde pendant trois années durant, et ces quatre dernières années, elle ne l’avait pas plus quitté tant il avait pensé à elle. Son cœur manqua un battement quand il la sentit proche de lui, si proche qu’il la vit accroupie près de lui quand elle lui défit son bandeau. La lumière qu’il avait au contact direct avec ses yeux lui donna des difficultés à entrevoir ses traits, mais quand il se fût habitué à cette haute luminosité et qu’elle se recula quelque peu, il la retrouva parfaitement sous son jour le plus familier, avec cependant ce charisme qu’une fille acquérait en devenant une femme.

« Tu te rappelles le jour où tu m’as dit que si je ne te tuais pas, c’est toi qui me tuerais ? interrogea-t-elle en se redressant, se tournant et allant chercher quelque chose que lui ne pût voir. Nous sommes donc au bout du chemin, continua-t-elle sans attendre la réponse.
- Anya…
- J’aime quand tu prononces mon prénom. »

Même en faisant fi du ton suave dont elle venait d’user, Grégory ne pût ignorer ni le regard incendiaire qu’elle posa sur lui, ni le sourire séducteur qui naquit sur ses lèvres. Elle était incontestablement devenue une femme, et une femme à ne point provoquer sans être prêt à en subir le juste châtiment. Il ne sut dire pourquoi, mais Grégory retrouvait toute la tension qu’il avait toujours ressentie auprès d’elle, décuplée par l’adrénaline qu’il refusa d’associer à la peur. Puisqu’il n’appréhendait aucun coup, il refusait d’être atteint par quelque chose d’aussi trivial que la séduction. Il se contenta de ne rien dire, la laissant revenir à lui. Elle découvrit un long couteau qu’elle fit glisser sur la joue de Grégory, se glissant derrière lui, et, à la grande surprise de celui-ci, trancha ses liens. Elle s’éloigna ensuite sans autre forme de justifications, mais sitôt qu’il fût redressé, il ne la laissa pas sans restes.

« Pourquoi ?
- Vas-t’en, dit-elle sans se retourner. Retourne auprès des Melnikov, honore-les, ils te protégeront.
- De qui ?
- Vas-t’en. »

Bien qu’il n’aimât pas spécialement l’atmosphère régnant dans le bureau, Grégory demeura stoïque au possible, droit comme un « i », patientant. Le silence était lourd de sous-entendus, mais il ne parvenait pas à savoir s’il était une accusation ou simplement le moyen pour Nikolaï Melnikov d’entrer en matière avec toute la gravité de rigueur. Il aurait aimé savoir, comprendre, lire dans les yeux de cet homme ce qu’il ne disait pas, mais Grégory n’eut que le luxe de se taire, et d’attendre. Il avait assez d’années à son actif pour savoir quand il pouvait parler, et quand il ne le pouvait pas. Le respect était la règle clef du milieu – sans doute au même titre que l’honneur. Il l’avait fort bien assimilé, si bien qu’il attendit que le Parrain daigne engager la conversation – dans un russe parfait, dont Grégory déplorait déjà la dégradation à force d’avoir vécu tant de temps à Vegas.

« Depuis combien de temps es-tu à mon service, Grégory ?
- Dix ans, monsieur.
- Dix ans, répéta-t-il, pensif. »

Grégory l’observa à la dérobée. Il ne savait pas exactement s’il devait voir dans cette répétition un doute quelconque ou bien simplement une curiosité soudaine. Ces propos étaient obscurs, mais il ne préférait pas s’avancer en question. Très honnêtement, sa conduite avait été aussi irréprochable que possible dans le monde de la mafia ; jamais son allégeance n’avait faibli, il s’était converti ces dix dernières années dans les tâches que Nikolaï Melnikov lui avait lui-même imputées, et ce avec succès. Il avait fait preuve d’une loyauté irréprochable, il n’en doutait pas. Le simple fait qu’il se le rappelle ainsi sembla lui faire défaut. Cependant, il n’eut pas loisir à s’interroger davantage, les réponses lui vinrent comme si son supérieur avait pu lire dans ses pensées.

« Dix ans de loyauté et de services rendus, continua-t-il plus pour lui-même si bien que Grégory ne chercha pas à approuver. J’ai confiance en toi.
- Croyez bien que je…
- J’apprécie ton efficacité, intervint-il d’une voix calme, le plus naturellement du monde. »

Ne sachant plus quoi penser, Grégory se contenta de patienter. Il avait beau cherché la raison de tels propos, il ne pût qu’acquiescer avec humilité. De toute façon, ce n’était guère une question, tout se résumait en des affirmations plus ténébreuses les unes que les autres. Cependant, il commençait à s’interroger sur l’instant durant lequel il aurait eu à décevoir Nikolaï. En tous les cas, c’était en quelques sortes la conclusion qu’il attendait docilement. Que n’avait-il pas fait convenablement ? Il eut beau fouillé sa mémoire, aucun évènement particulier ne lui vint.

« C’est pourquoi j’ai une tâche de la plus haute importance à te confier, reprit le Parrain. (Grégory respira de nouveau.) Je veux te confier ma fille.
- Natasja ?
- Qui d’autre ? sourit très légèrement Nikolaï. (Réprimant une envie de rougir, Grégory avait conscience de l’absurdité de sa question.) Elle va prendre ma suite, et j’ai besoin de quelqu’un de confiance ; elle n’est plus une enfant, renchérit-il.
- Vous souhaitez que je la protège ?
- La surveille, exécute le moindre de ses ordres, te fonde dans la masse, et me rapporte aussi souvent que possible ce qu’il en est et qu’elle ne me dirait point. »

Bien qu’il approuva docilement, Grégory voyait dans cette tâche une lourde responsabilité qu’il aurait aimé pouvoir refuser. Il fallait admettre qu’il n’avait jamais eu de bons rapports avec Natasja, d’autant qu’elle n’avait pas tout à fait l’étoffe de ce que l’on attend normalement du plus haut dirigeant de la Mafia Russe ; bien sûr, il la respectait, et il l’avait côtoyée toujours davantage au cours de ces dix dernières années, il avait été des présents lorsqu’elle avait dû assassiner son premier homme, un italien. Depuis lors, il l’avait supportée autant qu’elle l’avait supporté, car, de mémoire d’homme, Grégory s’était lentement infiltré dans les hommes de confiance de son père, et ainsi de suite. Mais, aujourd’hui, il ne se cachait pas de le regretter quelque peu. Bien sûr, il ferait ce que l’on attendait de lui, mais cela n’enlevait rien de l’amertume qu’il en retirait en partie : Natasja était une femme suffisante, trop sûre d’elle, peu humble. Elle avait évidemment d’évidentes qualités pour parvenir à ses fins, mais lui préférait les nier. Il affronta Nikolaï avec sérénité.

« Cherchez-vous à éprouver ma loyauté, monsieur ? interrogea Grégory.
- Qu’est-ce qui te fait dire cela ?
- Soit votre fille n’est pas aussi digne de confiance que vous l’aimeriez, soit je ne suis pas aussi digne de confiance que vous l’aimeriez.
- Peut être un peu des deux, Grégory… peut être un peu des deux. »

2050
Villa Melnikov – Las Vegas

« Lesskov. On a un problème que toi seul peut régler.
- Comment ça ? »

Se retournant promptement, aux aguets, Grégory n’eut guère le temps d’obtenir une réponse que déjà il vit paraître deux hommes tenant fermement une jeune femme par les épaules et les poignets, la contraignant par là à avancer sans broncher. Le sang du mafieux se glaça quand il reconnut Anya sous ces traits suffisants et méprisants, loin de la docilité et du respect que l’on attend en un tel lieu. Rapidement – et instinctivement, il jeta un regard alentours pour s’assurer que Natasja n’était pas là, ainsi qu’aucun homme qu’il ne pût rapidement réduire au silence, et même au secret. A son grand soulagement, il ne vit personne susceptible de le compromettre, et il s’avança vers les trois nouveaux arrivants, avant de reporter son attention sur le quatrième, tout premier venu à lui, pour qui il eut un regard neutre, auquel il ajouta un rien de sévérité impérieuse, pour y affirmer un rien de crédibilité.

« Elle est avec nous ?
- Euh… eh bien, dit l’autre, incertain. Non, elle a tenté de s’infiltrer et nous l’avons interpellé avant qu’elle ne parvienne à entrer, ajouta-t-il avec un peu plus de fierté.
- Ah, dit Grégory. Et c’est sûrement pour cette même raison que vous lui avez carrément ouvert la porte ! (L’homme pâlit quelque peu en comprenant.) A quoi bon protéger un espace s’il suffit d’être arrêté pour y pénétrer ? Sortez. Tous. »

Avec cette idée d’un amer échec, ils ne cherchèrent pas à discuter l’ordre. Par là, Grégory s’assurait également qu’ils n’en parleraient jamais à Natasja. C’était au mieux, il préférait que personne ne sache qu’Anya avait tenté de venir ici. D’ailleurs, il se tourna vers elle, alors qu’elle se massait les poignets dans un sourire malicieux. Elle posa les yeux sur le mobilier alentours, et s’approcha enfin de lui. Il se força en retour à ignorer ses gestes d’une terrible lascivité, y compris quand elle se glissa dans son dos, et l’enlaça par la taille. Il se défit de son étreinte sitôt qu’elle lui glissa quelques murmures au creux de l’oreille :

« Tu es devenu quelqu’un, Greg’. J’ai bien fait de t’épargner il y a quatorze ans.
- C’est ton père qui voulait ma mort, pas toi. Tu achètes moins bien le silence que je saisis les aveux, Anya. »

Sans même devoir la regarder, il savait qu’elle souriait. Elle ne savait que se jouer de lui, continuellement. Elle ne connaissait que la malice, la ruse, être le jour puis la nuit, et quatorze ans d’absence n’avait rien enlevé à sa personnalité féline. Et comme tout félin, bien qu’elle craigne le feu, elle finissait toujours par venir rôder où elle pourrait l’obtenir. Il avait fait des recherches ces dernières années, car elle n’avait jamais quitté ses pensées, et il avait surtout eu la volonté de comprendre la raison de son attitude il y a quatorze ans. Il avait fini par retrouver l’homme qui l’avait torturé de longues heures ; après au moins autant de temps à lui rendre la pareille, il avait appris que son père biologique, toujours en vie après autant de temps, avait attenté à la vie d’Artur Veronej. La chasse à l’Homme avait d’autant redoublé, sans succès. Mais Grégory ne savait toujours pas pourquoi le père d’Anya pensait que lui, sans jamais avoir connu son père, saurait où et comment le trouver.

« Je ne sais toujours rien.
- Il ne voulait pas te tuer, tu sais, reprit-elle en ignorant sa réplique, allant rôder un peu partout dans la pièce, déposant ses doigts ci et là (Grégory en frémit). Il veut la tête de ton père, et nous savons que toi seul peut nous permettre de l’atteindre.
- Si tu tues mon père, je…
- Tu tueras le mien ? interrogea-t-elle en se tournant vers lui. Soyons sérieux, Greg’, tu ne connais même pas l’homme qui t’a conçu ! »

Il ne répondit rien, et elle continua à se faire féline. Elle allait et venait entre les meubles, se fondant parfois dans les ombres portés par le crépuscule. Il l’admirait avec envie, sans aucun doute, mais lui seul en avait réellement conscience. Peut être qu’elle le soupçonnait, sinon elle n’aurait très certainement pas eu cette attitude. Ceci dit, penser l’inverse lui permettait de garder le contrôle de lui-même. En outre, elle le renvoyait à son échec. Il ne connaissait, en effet, pas son père. Il ne l’avait jamais vu. Mais il avait compris à force d’être de la mafia qu’un père reste un père, et qu’il adviendra pour lui le devoir d’un fils s’il venait à disparaître. Il se cachait aussi de chercher un prétexte pour s’en prendre à Artur Veronej.

« Tu crois qu’il t’a protégé ? Il a seulement cru que coucher avec ma mère lui permettait de prendre la place de mon père ! Tu justifies un crime passionnel, toi ?
- Tu ne me connais pas, mentit-il sans conviction.
- Tu n’as jamais aimé une femme. (Il ne dit rien.) Tu en as connu, oui, bien sûr, quelques fois. L’instinct… mais tu n’en as jamais aimé aucune.
- Tu ne sais pas de quoi tu parles… »

Sa réplique fût davantage un souffle qu’une plaidoirie. Elle s’était déjà faufilée jusqu’à lui de son regard lascif et lourd de sous-entendus. Si, il avait déjà aimé. Si. Evidemment. Mais elle le savait, elle le savait mieux que quiconque. De toute façon, son regard le disait tout autant. Elle voulait l’entendre dire qu’il n’avait jamais aimé, elle voulait qu’il ait l’audace de lui mentir avec aplomb, tout en sachant qu’il n’en serait rien. Grégory évita son regard, mais elle fût bientôt si proche qu’il se sentit hypnotisé. Anya sembla effleurer ses lèvres au même moment où elle caressait sa joue du bout des doigts. Il ferma les yeux, sachant qu’elle souriait déjà.

« As-tu envie d’elle, quelques fois ? (Il rouvrit les yeux, incompréhensif). Natasja Melnikov.
- Tu es folle, répartit-il immédiatement en la repoussant.
- De toi. »

Il interrompit son geste en la scrutant méticuleusement. Il entrouvrit la bouche, désarmé, mais avant qu’il ait envisagé de dire quoi que ce soit, les bribes d’une conversation percèrent au bout du couloir. Grégory y reconnut avec un frisson d’appréhension la voix de Natasja. A peine eut-il le temps de se retourner dans cette direction, et de revenir à Anya, qu’elle avait disparu. Il était impossible qu’elle puisse sortir d’ici sans être à nouveau repérée. De ce fait, il se rendit au pas de course vers la salle de surveillance, où figuraient chacune des caméras scrutant la propriété. Il renvoya rapidement les deux hommes, le temps de s’assurer lui-même du parcours d’Anya. Sans grande surprise, elle apparut – au moins – six fois sur les écrans. Cependant, elle parvint à sortir sans être interpellée. Quand il ressortit pour rendre aux deux mafieux leurs postes, il leur adressa quelques mots qui pouvaient tout aussi bien être adressés à lui-même :

« Il faut resserrer le cadrage du mur Nord-Ouest. »